La marchandisation de la dépression :
la prescription des ISRS aux femmes*
par Janet Currie
Action pour la protection de la santé des femmes, mai 2005
Introduction
Prozac, Paxil, Zoloft, Effexor, Celexa, Remeron et Luvox. La majorité des Canadiennes et des
Canadiens connaît l’existence de cette nouvelle génération de médicaments1
qu’on désigne par le
terme d’inhibiteurs spécifiques du recaptage de la sérotonine (ISRS) et que les médecins
prescrivent pour traiter la dépression et d’autres troubles comme l’anxiété, la panique, les trouble
obsessionnel-compulsif, le « trouble dysphorique prémenstruel » et l’« anxiété sociale ». Depuis
l’entrée en scène, en 1988, du premier médicament-vedette appartenant à la classe des ISRS – le
Prozac – les ISRS sont devenus l’un des produits pharmaceutiques les plus couramment prescrits
au Canada et ailleurs dans le monde. Leur influence est telle qu’ils ont transformé nos idées et
notre discours sur la maladie et la santé. Aussi certaines personnes ont-elles baptisé notre époque
l’« ère Prozac ».
Dans le présent document, nous analysons les conséquences de l’usage des ISRS chez les
Canadiennes et tentons de mettre en lumière les facteurs systémiques qui ont contribué à la
généralisation de leur usage. D’abord, nous passons en revue les connaissances actuelles sur les
bienfaits et les effets nocifs de ces produits. Puis, nous faisons le point sur les nouvelles théories
sur la dépression et sur l’incidence de ce trouble chez les femmes. Ensuite, nous abordons le rôle
du gouvernement en matière de réglementation. Enfin, nous examinons d’autres moyens de
soulager les troubles émotifs.
En 2003, la population canadienne a consacré 15 milliards de dollars aux médicaments
d’ordonnance, ce qui représente une hausse de 14,5 % par rapport à l’année précédente. Cette
augmentation est principalement attribuable aux psychotropes (qui agissent sur le psychisme),
une classe de médicaments dans laquelle les ISRS occupent une place prépondérante. Dans
quelle mesure des dépenses de cette envergure sont-elles justifiées ou durables? Pourquoi le
gouvernement n’appuie-t-il pas le recours à des moyens avérés et non médicamenteux de
soulager les troubles émotifs dont souffrent les femmes, comme l’exercice, le soutien, la
psychothérapie et une meilleure alimentation? Pourquoi n’en fait-il pas une priorité?
Santé Canada élabore actuellement une stratégie nationale en matière de santé mentale. À notre
avis, cette stratégie doit aborder, sous tous les angles possibles, les enjeux qui touchent
principalement les Canadiennes : l’utilité des ISRS, l’efficacité de ce médicament et ses effets
éventuels sur la santé ainsi que la valeur intrinsèque des solutions de rechange aux médicaments
L’ère Prozac
Entre 1981 et 2000, le nombre total d’ordonnances s’est accru, pour tous
les antidépresseurs, de
353 %, passant de 3,2 millions à 14,5 millions2
. Peu à peu, les ISRSont supplanté d’anciens
médicaments, tels les antidépresseurs imipraminiques, si bien qu’ils
occupent aujourd’hui 81 %
du marché des antidépresseurs3
.
Pour ce qui concerne les ISRS, le nombre d’ordonnances délivrées au
Canada a augmenté de
80 % entre 1999 et 2003, pour atteindre le chiffre de 15 672 315
(Tableau 1)4
.
Tableau 1 : Nombre estimatif d’ordonnances d’ISRS délivrées au Canada4
Nombre
d’ordonnances
20 000 000
15 000 000
10 000 000
5 000 000
0
1999 2000 2001 2002 2003
Nombre
d’ordonnances
ISRS
8 893 932 10 453 202 12 138 256 13 629 542 15 672 315
La prescription de certains ISRS, notamment ceux qui sont protégés par
un brevet, a connu une
croissance considérable. En 2002, l’augmentation la plus importante
(42,4 %) concernait
l’Effexor, un ISRS à double action lancé en 1998; cette hausse dépasse
celle qu’ont connus tous
les autres médicaments d’ordonnance vendus au Canada5
.
Les ISRS comptent parmi les médicaments les plus vendus au sein d’une
industrie qui affiche
depuis vingt ans l’un des meilleurs taux de rentabilité aux États-Unis.
En 2003, le Zoloft, un
ISRS fabriqué par Pfizer, dont les ventes totalisaient 3,4 milliards de
dollars, se classait au
dixième rang mondial des ventes de médicaments6
.
On prescrit deux fois plus de médicaments psychotropes aux femmes qu’aux
hommes; la même
donnée s’applique pour les ISRS7
. D’après les données compilées récemment par Pharmanet en
Colombie-Britannique, environ une femme sur cinq (19 %) âgée de trente
ans et plus avait reçu
au moins une prescription d’ISRS entre le 1er août 2002 et le 30 juillet
2003. Durant la même
période, 21 % des femmes dans la tranche des 51-60 ans et 22 % des
femmes dans la tranche des
81-90 ans avaient reçu une prescription d’ISRS8
.
Au Canada, la vente de médicaments se chiffrait, en 2003, à environ 15
milliards de dollars, une
hausse de 14,5 % par rapport à 2002. L’augmentation des ventes avait
dépassé 10 % pour la
sixième année consécutive. Et ce sont les médicaments agissant sur le
système nerveux, dont les ISRS, qui sont en grande partie responsable
de cette hausse : leurs ventes ont progressé de
23,5 %9
.
En Ontario, Mamdani et al. ont conclu que le remplacement des anciens
antidépresseurs par les
ISRS avait entraîné « d’énormes conséquences financières ». En effet, le
coût global des
antidépresseurs aurait augmenté de 347 % entre 1993 et 2000, une hausse
attribuable aux ISRS
dans une proportion de 88 %10
.
Au cours des 15 dernières années, la prévalence de la dépression semble
avoir grimpé en flèche.
Selon The Economist, 330 millions de personnes dans le monde
souffriraient de dépression,
chiffre qu’on dit supérieur au nombre de personnes atteintes de maladies
cardiaques ou du sida.
L’Organisation mondiale de la santé prévoit que, d’ici 2020, la
dépression se classera au
deuxième rang des maladies les plus débilitantes11. Cette augmentation
spectaculaire soulève
d’importantes questions. Assiste-t-on bel et bien à une augmentation des
cas de dépression
exigeant un médicament utilisé en psychiatrie, ou d’autres facteurs
sont-ils en jeu?
Avant l’arrivée des ISRS sur le marché, on considérait que la dépression
touchait seulement
100 personnes par million. Depuis le lancement de ces médicaments, on
estime qu’entre 50 000
et 100 000 personnes par million (soit un taux de 500 à 1 000 fois
supérieur) souffrent de ce
trouble12
.
Au Canada, la dépression est le diagnostic qui connaît l’augmentation la
plus rapide. Les
consultations pour un motif de dépression ont presque doublé depuis
1994, et 66 % de ces
consultations sont demandées par des femmes. En 2004, 81 % des visites
au cabinet du médecin
pour un motif de dépression ont abouti à une recommandation
d’antidépresseur, un ISRS ou un
médicament de même nature dans la plupart des cas13
.
Comment expliquer un tel accroissement des taux de dépression et des
prescriptions d’ISRS aux
femmes canadiennes? Avant l’avènement des ISRS, on considérait que, dans
la vaste majorité
des cas, la dépression était un phénomène résolutif, qui se résorbait de
lui-même sans traitement.
Or, de nos jours, affirmer que la plupart des épisodes de dépression
sont résolutifs sans qu’il soit
nécessaire de les traiter est pratiquement une hérésie, selon le
chercheur et auteur Charles
Medawar. En effet, l’intervention médicamenteuse est jugée impérative au
point qu’omettre de
prescrire serait considéré comme négligent, voire indéfendable sur le
plan juridique14
.
Comment les ISRS agissent-ils?
Les ISRS agissent sur la sérotonine, une substance qui joue le rôle de
messager chimique
(neurotransmetteur). On trouve de la sérotonine dans tout l’organisme,
mais en très grande
concentration dans les parois des vaisseaux sanguins, les plaquettes
sanguines et le cerveau. La
sérotonine agit sur le système nerveux périphérique (sur la
vasoconstriction, l’agrégation
plaquettaire, le péristaltisme et d’autres fonctions) et sur le système
nerveux central (sur la
maîtrise du comportement, l’attention, la fonction cardiorespiratoire,
l’agression, le sommeil,
l’appétit, les fonctions motrices et autres).
En temps normal, la sérotonine est libérée dans le synapse (la région
entre deux neurones), pour
ensuite être détruite ou réabsorbée dans la cellule qui l’avait
relâchée. Les ISRS agissent en
bloquant cette réabsorption (recaptage), ce qui produit une accumulation
de sérotonine dans le
synapse. Bien que l’on prescrive les ISRS sur une longue durée à de
nombreuses personnes, aucune étude n’a encore été réalisée pour analyser
les effets du blocage de la sérotonine sur
plusieurs mois ou plusieurs années. En fait, la plupart des
quarante-deux essais cliniques portant
sur le Prozac, le Paxil, le Zoloft, le Celexa, le Serzone ou l’Effexor
ne duraient que six
semaines15
.
Les ISRS stimulent l’activité de la sérotonine, à la façon d’autres
médicaments utilisés en
psychiatrie, tel le Ritalin, et de certaines drogues illicites comme la
cocaïne et l’ecstasy16
.
Beaucoup de ces stimulants ont un profil semblable à celui des ISRS,
même si certains, dont le
Ritalin, l’ecstasy et la cocaïne (et certains médicaments apparentés aux
ISRS comme l’Effexor et
le Remeron), agissent aussi sur d’autres neurotransmetteurs comme la
dopamine et la
noradrénaline. Un des principaux effets de la stimulation de la
sérotonine est le changement
d’humeur. Chez certains sujets, les ISRS peuvent provoquer une
hyperstimulation; c’est ce qui
explique la fréquence de leurs effets sur le système nerveux central,
qui se manifestent
notamment par l’agitation, la nervosité, la manie, la dépression
agitante ou l’acathisie (affection
caractérisée par l’incapacité de rester immobile, l’anxiété et
l’agitation). On a associé la
dépression agitante et l’acathisie au risque accru d’idées suicidaires
et de tentatives de suicide
chez les personnes prenant des ISRS17
.
Les sociétés pharmaceutiques ont répandu l’idée que la dépression serait
en fait un « trouble »
d’origine biochimique provoqué par une carence en sérotonine dans le
cerveau. Elles ont
commercialisé les ISRS comme un moyen de corriger cette « insuffisance »
d’une substance
chimique déjà présente dans l’organisme. On a tellement insisté sur
cette façon de concevoir la
dépression, établissant même des parallèles avec le diabète, que l’on
comprend pourquoi les gens
ont une attitude aussi peu critique face à la prescription des ISRS,
même à des enfants.
Il n’y a aucune preuve scientifique que les personnes dépressives
souffrent d’une « carence en
sérotonine », ou de toute autre dysfonction liée à cette substance, et
qu’elles ont besoin de
médicaments ayant une action sur celle-ci pour fonctionner normalement.
En ce début du XXIe
siècle, nous savons encore bien peu de choses sur le fonctionnement
complexe du cerveau. En
effet, les synapses s’y comptent par milliards et les substances
chimiques par centaines. Tout
reste à découvrir sur l’action de ces substances les unes sur les autres
et sur les neurones, dont un
grand nombre sont hautement spécialisés.
Les ISRS sont-ils efficaces?
L’utilité de tout médicament d’ordonnance doit être établie en fonction de ses avantages
éventuels, de ses risques potentiels et de ses effets nocifs. Selon David Healy,
psychopharmacologue, chercheur et auteur, les bienfaits des traitements aux ISRS sont modestes;
quant à leurs effets nocifs et aux conséquences de ces effets, ils n’ont jamais été définis18. Les
résultats des essais cliniques publiés et inédits permettent de croire que les ISRS n’auraient
qu’une portée clinique limitée.
Selon une analyse des données sur l’efficacité des six principaux ISRS déposées auprès de la
Food and Drug Administration (FDA) de 1987 à 1999, environ 80 % des réactions consignées
avaient également été observées chez les groupes placébos. Quatre essais clés sur le Prozac ont
servi à obtenir l’approbation de la FDA; dans trois d’entre eux, on a dû administrer des
benzodiazépines (un médicament toxicomanogène) à 25 % des sujets pour calmer l’agitation,
l’acathisie, l’anxiété et la manie causées par le Prozac19
En 2003, suite à un réexamen des données cliniques relatives à la consommation des
antidépresseurs par les enfants, la Medicines and Healthcare Products Regulatory Agency,
l’organisme britannique de réglementation, annonçait que tous les ISRS, à l’exception du Prozac,
présentaient un rapport risques-avantages inacceptable20
.
Les efforts visant à évaluer l’efficacité des ISRS sont contrecarrés par la réticence des
pharmaceutiques à publier des résultats cliniques négatifs. Le fabricant du Paxil a même
délibérément omis de publier des données révélant que le médicament ne valait guère mieux
qu’un placébo chez les enfants; s’il l’avait fait, il aurait couru le risque de perdre le lucratif
marché des adultes. Des données inédites concernant le Zoloft, l’Effexor et le Celexa indiquent
que, chez les enfants, les risques associés aux ISRS excèdent leurs bienfaits21
.
Les pharmaceutiques ne sont pas tenues de publier les résultats cliniques négatifs, et ce, même si
ces derniers dominent. Cela signifie que ni les médecins, ni les profanes n’ont accès à une
information complète sur les risques et les bienfaits. Par ailleurs, la plupart des essais cliniques
sont conçus et financés par les pharmaceutiques et leurs conclusions font, en général, la part trop
belle aux avantages. Prenons, à titre d’illustration, les essais contrôlés sur l’usage des ISRS chez
les enfants : on obtient des résultats positifs dans la grande majorité (90 %) des essais financés
par l’industrie pharmaceutique, mais seulement dans 55,6 % des essais financés par d’autres
sources22
.
Il est possible de manipuler les résultats cliniques pour les montrer sous un jour favorable. On
peut, par exemple, écarter les sujets qui réagissent très positivement au placébo et omettre de
décrire leur expérience. Également, il peut arriver que les données concernant les effets nocifs
d’un médicament soient mal consignées, puisque leur collecte repose sur les déclarations
spontanées des sujets, plutôt que sur l’usage de listes de vérification bien structurées et
complètes. Les sujets d’une étude ne connaissent pas nécessairement tous les effets nocifs
associés au médicament qu’ils prennent et risquent parfois de ne pas signaler certaines de leurs
réactions.
Souvent, les essais cliniques sur les médicaments n’étudient pas en détail les effets nocifs. Dans
certains essais concernant les ISRS notamment, la présence d’idées suicidaires n’a été évaluée
qu’à partir d’une seule question. Ailleurs, on a rapporté les effets indésirables mais en les
édulcorant. Dans un cas, on a choisi le terme « nervosité » pour décrire l’état d’agitation grave
qui s’était manifesté chez certains sujets.
Les effets nocifs attribuables aux ISRS
La documentation actuelle confirme que les réactions indésirables aux
ISRS sont courantes,
diversifiées et graves. Dans le cas du Prozac, l’information fournie par
le fabricant indique que
ce produit est associé à 242 effets secondaires différents, dont 34
affectent les voies génitales et
urinaires. Une analyse des réactions indésirables rapportées
spontanément à la FDA a montré
qu’« aux États-Unis, sur une période de dix ans, le Prozac a été associé
à un plus grand nombre
d’hospitalisations, de décès et d’effets nocifs graves que tout autre
médicament23 ». Spigset a
conclu que les problèmes les plus courants associés aux ISRS étaient
d’ordre neurologique
(22 %), psychiatrique (19,5 %), gastro-intestinal (18 %) et
dermatologique (11,4 %). En ce qui
concerne les effets nocifs les plus graves, on constate que le taux
d’incidence est plus élevé chez
les femmes que chez les hommes24. Selon Vanderkooy, entre 10 % et 32 %
des personnes qui ontpris de l’Eflexor, du Paxil ou du Zoloft ont
éprouvé de la nervosité, de l’agitation, des
tremblements, des étourdissements, de la myoclonie, des maux de tête ou
des troubles du
sommeil25
.
Les ISRS peuvent engendrer des effets sur la fonction motrice et des
complications à long terme
semblables à ceux des anti-psychotiques (indiqués dans les cas de
schizophrénie ou de
psychose), dont des symptômes extrapyramidaux ou des mouvements anormaux
comme le
syndrome de Parkinson, l’acathisie (agitation intérieure), la dystonie
(spasmes musculaires) et la
dyskinésie chronique (mouvements anormaux ou spasmes musculaires). Ces
réactions peuvent
toucher tous les patients à des degrés divers, se manifester des
semaines ou des mois après la
prise du premier comprimé et se poursuivre après l’interruption du
traitement26. Les ISRS sont
également associés au syndrome de la sérotonine. Il s’agit d’une
réaction grave liée à la dose,
pouvant causer une excitabilité neuromusculaire, de l’hyperthermie, une
altération du tonus
musculaire, des fluctuations de l’état mental et une instabilité du
système nerveux autonome. S’il
n’est pas traité, ce syndrome peut engendrer d’autres réactions : coma,
convulsions, forte fièvre,
acidose métabolique, rhabdomyolyse, insuffisance rénale et même la
mort27
.
Chez certains usagers, l’apparition d’une « dépression agitante » est
l’un des facteurs justifiant
l’association des ISRS au risque accru de suicide28. Même si les
sociétés pharmaceutiques l’ont
longtemps nié, il est désormais reconnu que le risque relatif de suicide
et de tentative de suicide
est deux fois plus élevé chez les usagers d’ISRS que chez les personnes
qui prennent des
antidépresseurs de la génération précédente ou qui ne prennent rien du
tout. Ce risque peut être
trois fois supérieur ou davantage chez les personnes à faible risque
recevant des soins primaires
pour la dépression29. En mars 2004, la FDA a publié un avertissement
rappelant la nécessité de
surveiller étroitement les patients qui prenaient des ISRS afin de
déceler toute aggravation de
leur état dépressif et des tendances suicidaires. Le document signalait
également d’autres effets
indésirables associés aux ISRS : anxiété, agitation, crises de panique,
insomnie, irritabilité,
hypomanie et manie30
.
Les dysfonctions sexuelles (perte de libido, dysfonction orgasmique et,
chez l’homme,
éjaculation tardive) sont parmi les effets secondaires courants associés
aux ISRS. Ici encore, on
compte peu d’essais sur échantillon aléatoire et contrôlé ayant tenté
d’établir précisément leur
fréquence. À l’origine, les sociétés pharmaceutiques estimaient le taux
de prévalence à 5 %, mais
des études subséquentes ont indiqué qu’il se situerait plutôt entre 30
et 70 %31. On craint en outre
que certaines dysfonctions ne disparaissent pas entièrement une fois le
traitement achevé.
Comme l’on prescrit des ISRS aux femmes plus souvent qu’aux hommes,
c’est chez elles que
l’on constate le taux de dysfonction sexuelle le plus élevé. Une
dysfonction sexuelle peut avoir
des conséquences néfastes sur les relations intimes, à plus forte raison
si elle se conjugue aux autres effets que les ISRS peuvent engendrer
(aggravation de la dépression, effets paradoxaux, émoussement des
émotions ou détachement, pertes de mémoire et confusion). Les ISRS
entraînent de nombreux effets sur l’appareil gastro-intestinal :
douleurs gastriques, sécheresse de la bouche, nausées, constipation,
perte ou accumulation de poids, dyspepsie et vomissements32. Ils peuvent
aussi accroître le risque de saignement de l’appareil gastroduodénal,
un effet potentialisé par l’usage concomitant d’anti-inflammatoires non
stéroïdiens (AINS)
On sait que les médicaments psychotropes comme les benzodiazépines
(calmants) et les hypnotiques (somnifères) contribuent de manière
significative à la prévalence des chutes et des fractures chez les
personnes âgées34. Une étude menée par Liu et al. le confirme : les ISRS
y contribuent dans la même mesure que ces autres produits35. Voilà une
donnée qui mérite d’être prise au sérieux, en particulier si l’on tient
compte du fait qu’en 2003, d’après une étude menée en C.-B., environ un
quart des femmes âgées avaient reçu une prescription d’ISRS. Rappelons
que les fractures survenant chez les personnes âgées représentent un
fardeau financier appréciable pour le système de santé. Les ISRS
agissent aussi sur l’appareil cardiovasculaire et peuvent produire des
spasmes vasculaires en présence de coronaropathie, une maladie
courante36.
Même si les recherches sont toujours en cours, il existe des preuves
scientifiques que les ISRS peuvent être néfastes pour la femme enceinte
ou l’enfant qu’elle porte. Selon une étude menée par Chambers,
l’incidence de plus de trois anomalies d’origine génétique était de 15,5
% chez les nourrissons qui avaient été exposés au Prozac pendant la
gestation. Le 9 août 2004, Santé Canada a émis un avis à l’intention des
femmes enceintes qui prenaient des ISRS pendant le troisième trimestre.
Selon ce document, ces bébés risquent d’éprouver des problèmes de
sevrage. En effet, dans certains cas, des complications survenues à la
naissance ont nécessité une hospitalisation prolongée, une assistance
respiratoire et une alimentation par sonde. Parmi les symptômes
rapportés, on mentionne une difficulté à s’alimenter et à respirer, des
convulsions,
une rigidité musculaire, un état d’agitation et des pleurs incessants.
Ces symptômes pourraient être attribuables aux « effets associés à
l’interruption » (conséquences du sevrage) ou à d’autres effets des
ISRS38. On a trouvé des ISRS dans le lait maternel. On ignore toujours
si l’exposition à ces médicaments influe sur le développement
neurocomportemental de l’enfant39 .L’usage des ISRS peut aussi
contribuer à la multiplication des séjours à l’hôpital et aux coûts
qu’ils entraînent. Sheffield et al. ont montré qu’il existait un lien
significatif entre l’éventualité d’une hospitalisation et le fait de
changer d’ISRS ou d’en augmenter la dose
Les ISRS sont-ils toxicomanogènes?
Dès la mise à l’essai du Prozac, on savait que les ISRS pouvait
engendrer une toxicomanie ou une dépendance et que l’interruption du
traitement pourrait être difficile ou provoquer des symptômes de
sevrage.En ce qui concerne le Prozac, cependant, ces symptômes sont
parfois difficiles à cerner, car ils apparaissent des heures ou des
jours après l’interruption du traitement ou la diminution de la dose. Le
Prozac possède en effet une longue demi-vie biologique (c’est-à-dire la
vitesse à laquelle la concentration du médicament dans le sang
diminue). Ainsi, les symptômes de sevrage prennent parfois des heures,
voire des jours, à se manifester, si bien que le patient ou les
prestataires de soins n’établira pas nécessairement un lien avec le
médicament. Les sociétés pharmaceutiques ont d’abord vigoureusement nié
l’existence de tout symptôme de sevrage41. Jusqu’à 2001, les fabricants
du Paxil prétendaient que les effets liés au sevrage ne dépassaient pas
0,0001 %. De 1992 à 1997, tout au long d’une campagne nationale de lutte
contre la dépression menée en Grande-Bretagne et financée par le
fabricant et le gouvernement (Defeat Depression [Vaincre la
dépression]), on a constamment réitéré le message suivant : les
antidépresseurs ne sont pas toxicomanogènes. On a conseillé aux médecins
de dire à leurs patients que les problèmes de sevrage liés aux ISRS
étaient rares et peu graves. Dans le cadre d’une stratégie destinée à
nier ou à minimiser le phénomène de dépendance associé aux ISRS, les
sociétés pharmaceutiques ont mené une campagne concertée visant à
redéfinir la notion de pharmacodépendance dans le DSM-IV (Manuel
diagnostique et statistique des troubles mentaux). Selon la nouvelle
définition, la dépendance physique découlant de la tolérance aux
médicaments ne serait pas suffisante en soi pour conclure à une «
dépendance ». Il faudrait également qu’un patient manifeste un
comportement « abusif » ou toxicomaniaque. Étant donné que la majorité
des patients qui prennent des ISRS observent fidèlement les doses qui
leur sont prescrites, on ne peut parler de surconsommation; par
conséquent, au sens même de cette définition, il est impossible qu’un
patient soit dépendant, et ce, même s’il lui est difficile ou impossible
d’interrompre le traitement en raison des symptômes de sevrage qu’il
éprouve. Selon Charles Medawar, « on décrétait unilatéralement que la
“dépendance” était assimilée à la toxicomanie. Encore une fois, on
considérait que les usagers étaient les seuls responsables de leurs
problèmes de dépendance43 ». Les médecins et les pharmaceutiques ont
diffusé cette nouvelle définition puisqu’elle exhonorait le médicament
et le médecin prescripteur de toute responsabilité en cas de dépendance.
En fait, c’est le fabricant du Prozac, Eli Illy, qui a signalé les
effets de sevrage de ces médicaments. Son intervention visait le Paxil,
un produit concurrent. Eli Illy a toutefois
soigneusement évité l’expression « symptômes de sevrage », préférant
l’expression « symptômes ou effets liés à l’interruption du traitement
», plus inoffensive. Le fabricant a d’ailleurs conseillé à ses employés
d’éviter le mot « sevrage » puisqu’il implique une accoutumance
Depuis, les recherches ont démontré qu’entre 35 % et 85 % des personnes
qui cessent brusquement de prendre un ISRS éprouveront des symptômes de
sevrage. Dans le cas d’un médicament à action brève comme le Paxil ou
l’Effexor, ces symptômes peuvent apparaître quelques heures après
l’interruption ou la diminution de la dose. En voici une liste non
exhaustive : brusques sautes d’humeur, aggravation de la dépression,
variations de l’appétit, insomnie, sensations de choc électrique et
agitation. Étant donné que ces symptômes imitent le problème qui avait
motivé la prescription du médicament (la dépression, par exemple), le
patient et son médecin croiront qu’il s’agit d’une rechute. On prescrira
parfois d’autres substances ou
une plus forte dose pour neutraliser des symptômes qui auraient été
causés par le médicament même. Les études par observation n’ont pas
permis d’établir la durée des effets associés au sevrage. Les ISRS et
d’autres médicaments apparentés sont abondamment prescrits par les
médecins; ceux-ci sont pourtant peu nombreux à connaître leurs effets
indésirables. Dans une enquête sur l’état des connaissances, Young et
Currie ont découvert que 70 % des médecins ignoraient que les
antidépresseurs pouvaient provoquer des épisodes de sevrage. Seulement
17 % d’entre eux ont précisé qu’ils mettraient leurs patients en garde
contre cette éventualité
Pourquoi prescrit-on plus d’ISRS aux femmes qu’aux hommes?
Les recherches indiquent qu’en Amérique du Nord et en Europe on prescrit
deux fois plus de médicaments psychotropes aux femmes qu’aux hommes. Le
taux de fréquentation des services de santé est plus élevé chez les
femmes; vraisemblablement, elles consultent aussi leur médecin plus
souvent pour des raisons de nature psychologique. Elles sont plus
nombreuses à sortir du cabinet médical avec une ordonnance en main et,
dès l’âge de 20 ans, elles consomment plus de médicaments, tous types
confondus, que les hommes. Et même si le nombre de personnes qui
prennent des médicaments psychotropes augmente avec l’âge, la proportion
femmes-hommes reste inchangée. Certains facteurs physiologiques
amèneront plus souvent les femmes à se tourner vers les services
médicaux, d’où peut-être le nombre élevé de diagnostics de dépression ou
d’anxiété qu’elles reçoivent, affections pour lesquelles la
prescription de médicaments psychotropes comme les ISRS est devenue
monnaie courante. Cooperstock a démontré que les femmes sont davantage
portées que les hommes à signaler les effets psychologiques ou sociaux
de leurs problèmes de santé, ce qui pourrait expliquer qu’on
diagnostique chez elles plus de cas de psychonévrose, d’anxiété ou
d’autres états instables48. Simoni-Wastila et al. ont découvert qu’une
femme qui consulte son médecin a plus de chance de se faire prescrire un
psychotrope que n’en a un homme, et ce, même après avoir tenu compte de
paramètres comme le diagnostic, les variables démographiques, la
couverture médicale et la spécialité du médecin49. Plusieurs autres
facteurs peuvent expliquer pourquoi on prescrit plus de médicaments
psychotropes aux femmes qu’aux hommes
• Les phénomènes de nature physiologique qui amènent les femmes à
fréquenter les services de santé sont nombreux : menstruation,
grossesse, allaitement, ménopause. La plupart de ces phénomènes naturels
ont été médicalisés par les sociétés pharmaceutiques, qui leur ont
accolé l’étiquette de trouble nécessitant un traitement médicamenteux
(p. ex. la ménopause conçue comme un état carencé).
• Les maladies chroniques comme l’arthrite touchent davantage les femmes
et les incitent à consulter un médecin plus souvent que les hommes.
• Les femmes sont davantage portées à consulter un médecin si elles
souffrent de symptômes non somatiques comme la dépression ou l’anxiété.
• Les rôles multiples et variables que doivent assumer les femmes sont
parfois pour elles une source de grand stress, tout comme le manque de
temps pour se reposer et se divertir, l’absence de soutien familial et
la monoparentalité, qui peuvent s’exprimer par des symptômes physiques
ou psychologiques.
• La pauvreté et les conditions matérielles déplorables dans lesquelles
vivent de nombreuses femmes (logement insalubre, prestations de retraite
modestes, par ex.) peuvent être à l’origine de la dépression ou de
problèmes de santé.
• Les femmes occupent souvent des emplois stressants (infirmières,
enseignantes, travailleuses sociales, par ex.). Selon Morrisette, 15 %
des professionnelles prennent des médicaments psychotropes pour
affronter la pression et les problèmes qu’elles subissent au travail et
surmonter le stress, l’anxiété et la fatigue51.
• Les femmes sont souvent victimes de violence familiale, y compris les mauvais traitements
sexuels à un jeune âge. Ces incidents peuvent engendrer ultérieurement de l’anxiété ou la dépression.
• Les hommes cherchent parfois d’autres moyens d’exprimer leur détresse
(la consommation d’alcool, par ex.) au lieu de consulter un médecin.
Le Rapport de surveillance de la santé des femmes de 2003 confirme un
grand nombre de ces données. On y recense certains prédicteurs de la
dépression chez les femmes : avoir déjà souffert de dépression, se
sentir désemparée ou dépassée, éprouver des problèmes de santé
chroniques, avoir vécu un incident traumatisant durant l’enfance ou
l’adolescence, être privée de soutien émotif et avoir l’impression de ne
pas maîtriser la situation. Les mères seules et les femmes qui
souffrent de douleurs chroniques sont plus susceptibles de souffrir de
dépression que les autres52.D’autres facteurs peuvent aussi servir à
expliquer pourquoi l’on prescrit plus d’antidépresseurs ISRS aux femmes
qu’aux hommes. Depuis plus de cinquante ans, les sociétés
pharmaceutiques affirment que la détresse psychologique que peut
susciter chez les femmes un événement
traumatisant ou de la vie courante relève d’un « déséquilibre biologique » qu’il faut traiter à l’aide de puissants médicaments.
Le développement de la psychiatrie biologique
Selon Jonathan Metzl, professeur de psychiatrie et d’études sur la
condition féminine, le méprobamate (Miltown), un relaxant musculaire
doté de propriétés sédatives lancé dans les années 1950, était le
premier « remède miracle » destiné précisément aux femmes. L’idée,
nouvelle, que l’on pouvait traiter, en consultation externe, une «
névrose » à l’aide d’une substance chimique préfigurait la transition de
la psychanalyse à la psychiatrie biologique (il n’était plus question
de « blâmer la mère », mais le cerveau). Le Miltown a connu un succès
fou; dès 1956, aux États-Unis, une personne sur dix avait adopté ce
produit ou d’autres types de
calmants. Dans les principales revues d’actualités et la presse féminine
des années 1950 et 1960, on recense plusieurs articles selon lesquels,
grâce à la psychopharmacologie, « il est désormais possible pour une
femme de soulager un trouble émotif en avalant un simple comprimé que
lui aura prescrit son médecin ». Parmi les troubles évoqués, on trouve
notamment « la frigidité chez l’épouse, l’incertitude éprouvée par la
future ou jeune mariée et l’infertilité chez la femme54». Certains
ouvrages, dont Recognizing the Depressed Patient (1961), préconisaient
le dépistage de la dépression dans la population par les généralistes,
plutôt que par les seuls psychiatres dans les hôpitaux. Les sociétés
pharmaceutiques ont largement diffusé ces ouvrages, y voyant une
occasion de grossir les rangs des prescripteurs éventuels. La société
Merck avait d’ailleurs acheté
50 000 exemplaires de ce volume, qu’elle avait distribués partout dans
le monde55.L’avènement de la « psychiatrie biologique » (fondée sur les
médicaments) et l’apparition d’une nouvelle clientèle – les femmes en
tant que consommatrices – ont pavé la voie à la mise en marché d’une
succession de médicaments psychotropes, dont les benzodiazépines et,
ultérieurement, les ISRS. Grâce à l’augmentation du pouvoir économique
et à la déréglementation de l’industrie pharmaceutique, la
commercialisation des ISRS s’est intensifiée.
Le principe actif à l’œuvre dans l’industrie pharmaceutique
Les pharmaceutiques sont parmi les sociétés multinationales les plus
imposantes et profitables au monde. En 2002, les ventes de médicaments
dépassaient les 400 milliards de dollars56. Comme toute autre grande
société, les pharmaceutiques sont motivées d’abord et avant tout par la
nécessité d’augmenter les profits, ce qu’elles accomplissent, dans un
premier temps, en conservant ou en élargissant leur part de marché et,
dans un deuxième temps, en maintenant le prix des médicaments aussi
élevé que possible. Toutes les activités qu’elles entreprennent, qu’il
s’agisse de lobbying, d’efforts visant à protéger leurs brevets, de la
publication des résultats d’essais cliniques ou de la promotion auprès
des médecins et des consommateurs, sont guidées par l’impératif
économique. On estime que pour conserver un taux de croissance moyen,
une société pharmaceutique d’envergure doit lancer de 5 à 7 nouveaux
produits par année (des substances chimiques
nouvelles). Or, depuis l’introduction des antibiotiques, l’innovation
dans ce domaine a décliné à un point tel que la plupart des fabricants
n’arrivent à lancer que deux nouveaux produits par an. Conjuguée à la
recherche de profits, l’absence d’innovation a conduit à une vaste
restructuration de toute l’industrie. Cette réorganisation s’est
traduite par l’acquisition de marchés, par des fusions, par la mise au
point de multiples succédanés (qui ne sont, en fait, que des imitations
de médicaments déjà sur le marché ou apparentés et n’offrent rien de
nouveau) et par « l’abandon graduel des activités essentielles, à savoir
l’onéreuse et imprévisible tâche de mettre au point des médicaments,
pour se consacrer à une entreprise beaucoup plus stable, celle de leur
commercialisation57».
Pour survivre, l’industrie pharmaceutique mise désormais sur des
médicaments « vedettes ». En 1991, ceux-cireprésentaient 6 % des ventes.
En 2001, cette proportion avait grimpé à 45 %; les ISRS représentaient
10 % de tous les médicaments vedettes. Chacun des cinq ISRS figurant en
tête des ventes rapporte entre un et trois milliards de dollars
annuellement, bien qu’ils soient très semblables58
« Vendre » la théorie de la dépression
Pour vendre un produit, les pharmaceutiques doivent convaincre le
consommateur qu’il en a besoin. Avant l’introduction des ISRS, on
croyait généralement que le « marché de la dépression » était restreint.
La « dépression » demeurait une notion assez floue; quant à la
dépression grave, on considérait que son taux de prévalence était faible
et qu’elle touchait essentiellement des patients hospitalisés pour une
longue durée. Les spécialistes estimaient que la dépression était l’un
des troubles psychiatriques offrant le meilleur pronostic, avec ou sans
traitement. Dans les années 1950, au moment où les chercheurs ont
présenté les premiers antidépresseurs aux sociétés pharmaceutiques,
celles-ci ont manifesté peu d’intérêt, puisqu’elles
jugeaient le marché potentiel pratiquement inexistant59. À l’époque, on
assimilait généralement la souffrance morale à l’anxiété et les
fabricants se consacraient à la promotion des neuroleptiques et des
anxiolytiques.Dans les années 1980, la mondialisation des marchés et le
déréglementation du secteur ont incité l’industrie pharmaceutique à
revoir sa position sur les antidépresseurs. Les fabricants ont alors
commencé à décrire la dépression comme un « état carencé ». Le message
transmis aux médecins et aux consommateurs était le suivant : les
personnes déprimées devaient prendre des ISRS pour relever « le taux
affaibli de sérotonine » dans l’organisme, à l’image des diabétiques qui
prennent de l’insuline. Une explication on ne peut plus facile à
comprendre.
On vous explique que l’une des substances chimiques que contient votre
cerveau a diminué et qu’un traitement peut corriger les choses.
Nombreuses sont les personnes qui, après avoir refusé le Valium, ont
pris du Prozac sans broncher – car s’il ne s’agissait après tout que de
suppléer une carence, où était le problème L’intérêt grandissant
manifesté à l’égard des ISRS a coïncidé également avec la publication de
rapports de plus en plus négatifs sur les benzodiazépines, les
psychotropes les plus prescrits à l’époque, et leurs propriétés
toxicomanogènes. Les ISRS ont donc été présentés comme un remplacement
sûr des benzodiazépines qui ne créerait pas de dépendance. Ironiquement,
même si les scientifiques accumulent depuis 40 ans des données
attestant des effets nocifs et toxicomanogènes des benzodiazépines, on
continue malgré tout à les prescrire aux Canadiennes. Les
pharmaceutiques ont continué d’alimenter la théorie de la carence en
sérotonine longtemps après que les scientifiques l’eurent rejetée. Outre
son efficacité sur le plan promotionnel, cet argument comporte d’autres
avantages. Comme le souligne Charles Medawar,
La théorie de la carence en sérotonine aura permis de banaliser la
dépression, en la débarrassant de son étiquette de maladie mentale,
[...] d’affranchir les patients de la honte et de la culpabilité et […]
d’étouffer les soupçons concernant les éventuelles propriétés
toxicomanogènes du médicament
Redéfinir la dépression. Élargir le marché
Non seulement les pharmaceutiques défendent-elles la « théorie de la
carence en sérotonine », elles ont aussi adopté des stratégies visant à
élargir la définition de « dépression », qui englobe désormais toutes
les formes de dysphorie (tristesse). Ceci permet aux fabricants de
promouvoir l’utilisation des ISRS pour soigner une gamme de nouveaux «
troubles » qu’ils ont suggérés ou définis.Edward Shorter, professeur en
histoire de la médecine et auteur de A History of Psychiatry, affirme
qu’il y a eu un « élargissement constant » de la définition de
dépression. On connaissait depuis longtemps la dépression majeure
réfractaire (diagnostic généralement réservé à des patients hospitalisés
pour de longues périodes). À la fin des années 1960, la communauté
psychiatrique a modifié la définition de la dépression « l’assimilant à
la dysphorie (mot qui
signifie tristesse) assortie d’une perte d’appétit et de troubles du
sommeil62 ». Selon Arthur Kleinman, professeur de psychiatrie à Harvard
et coauteur de Culture and Depression, « Une dépression clinique grave
est une maladie, j’en suis persuadé. Mais, une dépression légère, c’est
un diagnostic “fourre-tout” qui nous permet de classer plein de
choses63» Kathryn Schultz explique, dans un reportage paru dans le New
York Times, comment les pharmaceutiques ont réussi, en quelques années, à
convaincre la société japonaise qu’elle devait redéfinir ses notions en
matière de santé et de maladie. Elle précise que l’expression
dépression légère n’existait pas dans la langue japonaise... jusqu’en
1999. Cette année-là, la compagnie
Meiji Seika Kaisha a commencé à promouvoir le Depromel (un ISRS). Selon
le psychiatre japonais Tooru Takahashi, la mélancolie, la sensibilité et
la fragilité n’étaient pas perçus comme des sentiments négatifs au
Japon. « Pourquoi aurions-nous cherché à soigner quelque chose qui ne
nous semblait pas mauvais au départ? » Comme la publicité directe de
médicaments d’ordonnance est bannie au Japon, les pharmaceutiques ont
mené d’intenses « campagnes de sensibilisation populaire » au sujet du
kokoro no kaze, ce nouveau « trouble de santé » très répandu. Les
représentants des pharmaceutiques effectuaient en moyenne deux visites
hebdomadaires aux cabinets des médecins, moussant la prescription des
ISRS pour des symptômes tels que « tête lourde, tension aux épaules,
troubles du sommeil, maux de dos, fatigue, paresse et manque d’appétit
». Selon le responsable de la commercialisation du déroxat / Paxil : Les
Japonais ignoraient qu’ils souffraient de cette maladie. Aussi
avons-nous jugé important de leur en parler, de leur expliquer que la
médecine peut venir à bout de la dépression. En cinq ans, les profits
générés par la vente des ISRS au Japon ont atteint des sommets
vertigineux. Entre 1998 et 2003, les ventes d’ISRS ont quintuplé. La
société GlaxoSmithKline, qui fabrique le Paxil, a dégagé des profits de
298 millions de dollars US en 2003, une hausse par rapport à 2001 où ils
atteignaient 108 millions. Selon Arthur Kleinman, l’exemple japonais
est très inquiétant. La capacité des grandes entreprises à « médicaliser
les humeurs » est l’une des retombées les plus graves de la
mondialisation. Et le Japon a été le premier pays à le découvrir64.
On emploie diverses méthodes afin d’élargir la définition de dépression,
dont des instruments rudimentaires pour dépister la dépression, voire
la diagnostiquer. On obtient ainsi un taux élevé de prévalence des cas
de dépression, statistique dont se servent les pharmaceutiques pour
prouver au public, aux prestataires de soins et aux bailleurs de fonds
que la dépression est un trouble répandu au sein de la population et que
son traitement laisse beaucoup à désirer. Certains outils de diagnostic
– le Prime-MD (mis au point grâce au soutien financier de Pfizer, une
société pharmaceutique) et le SPHERE (outil comportant 12 questions et
subventionné par Bristol-Myers-Squibb), par exemple – sont très prisés
par nombre d’établissements de santé, petits et grands. Ils font aussi
l’objet d’une promotion vigoureuse, en particulier lors des campagnes «
d’information » commanditées par les pharmaceutiques. Enfin, ils sont
très populaires auprès des organismes en santé mentale et des groupes de
patients.Les médecins de famille (les plus grands prescripteurs d’ISRS)
sont un élément vital de cette expansion. Le concepteur du
questionnaire SPHERE, qui a bénéficié du soutien financer de l’industrie
pharmaceutique, recommande que le dépistage des maladies mentales,
telles que la
dépression, soit un élément de chaque consultation médicale, quel que
soit le motif de la visite, et ce, même si le patient ne présente aucun
symptôme. Dans un cas où le médecin a administré le questionnaire
SPHERE, six patients sur dix ont reçu un diagnostic de trouble mental;
pourtant leur visite n’était pas motivée par un problème
psychologique65. Comme la plupart des omnipraticiens jugent qu’il est
difficile d’intégrer le dépistage de la dépression, par la recherche de
cas ou les questionnaires, à leurs tâches habituelles, Arroll leur
recommande d’administrer un prétest, qui comporte deux questions66 :
• Au cours des 30 derniers jours, vous êtes-vous senti souvent abattu, déprimé, désespéré?
• Au cours des 30 derniers jours, avez-vous souvent trouvé que les
activités habituelles exigeaient un effort et devenaient pesantes et
pénible ?
Le dépistage de la dépression est une activité répandue au sein des
établissements de santé qui sont la cible des pharmaceutiques. L’échelle
de dépression postnatale d’Édimbourg (Edinburgh Postnatal Depression
Scale, EPDS) sert à évaluer les femmes qui viennent d’accoucher. Ce test
repose sur l’hypothèse suivante : bien
des femmes souffrent de dépression postnatale et, sans dépistage, elles
continueront d’en souffrir. Oates souligne que l’EPDS produit entre 30 %
et 70 % de faux positifs. L’auteur ajoute que, lorsqu’il est bien
administré, cet instrument permet en effet de dépister les cas de
dépression mineure, que l’on pourrait traiter par des rencontres
supplémentaires avec un prestataire de soins. Mais, en raison de la
pénurie de ressources et de compétences, bien des femmes qui souffrent
de dépression postnatale reçoivent des antidépresseurs plutôt qu’un
traitement non médicamenteux67
On a instauré, au Canada et aux États-Unis, des journées de dépistage de
la dépression, au cours desquelles divers organismes (centres de santé
mentale, gouvernement, etc.) offrent aux personnes intéressées un test
de dépistage. Cette journée est subventionnée par les sociétés Elli
Lilly, Forest Laboratories, GlaxoSmithKline, Pfizer Inc. et Wyeth. Selon
Edward Shorter, les « records de dépression » enregistrés chaque année
aux États-Unis lors de ces journées font jubiler l’American Psychiatric
Association68.D’autres initiatives du même genre, on pense notamment à
la Semaine de la santé mentale et à la Semaine de prévention du suicide,
sont aussi l’occasion pour les pharmaceutiques, ou les porteparole de
leursgroupes de patients, de faire passer leurs messages : la dépression
est une maladie très répandue et son traitement laisse beaucoup à
désirer.
Les pharmaceutiques ciblent également des groupes vulnérables et les
professionnels de la santé. Wyeth, par exemple, commandite des forums
dans les universités états-uniennes intitulés « Depression in College:
Real World and Real Issues ». Lors de ces forums, des médecins, des
psychologues et des vedettes reprennent les messages véhiculés par les
fabricants69. Le dépistage à grande échelle et obligatoire est une
tendance qui prend des proportions inquiétantes. Ainsi, la New Freedom
Commission on Mental Health, instance que vient de créer le président
George W. Bush, a recommandé que toute la population des États-Unis soit
soumise
à un dépistage des « maladies mentales ». Ce test se déroulerait à
l’école et au cabinet du médecin. Comme le fait remarquer Sheldon
Richman, si cette recommandation est adoptée, nul ne sera à l’abri des
questions indiscrètes des « experts » soutenus par des sociétés
pharmaceutiques qui sont persuadées que l’on sous-diagnostique gravement
le nombre de personnes souffrant de maladies mentales et que des
millions de personnes devraient suivre un traitement à base de
médicaments d’ordonnance puissants et coûteux70.
Exagération des risques
Les pharmaceutiques ne se contentent pas d’affirmer que la dépression
est largement répandue au sein de la population et que le traitement de
ce problème de santé laisse cruellement à désirer. Elles défendent aussi
très activement le message suivant : ne pas traiter la dépression est
très onéreux pour la société. Pour étayer leurs affirmations sur la
gravité de la dépression, les fabricants de médicaments reprennent une
statistique selon laquelle 15 % des personnes dépressives risquent de se
suicider (600 par 100 000 années-patients). Cette statistique laisse
entendre que toute personne qui se sent déprimée et qui n’est pas
traitée (à l’aide d’ISRS, par exemple) est à risque. Or, comme le
souligne David Healy71, ce risque de suicide à vie provient d’une
métaanalyse effectuée en 1970 et publiée dans le British Journal of
Psychiatry, qui faisait le point sur les études menées en Allemagne et
en Scandinavie auprès de patients hospitalisés souffrant d’une
dépression majeure chronique et d’un trouble bipolaire. Il est également
possible que certains de ces patients aient été traités avec les
médicaments à risques élevés qui étaient en vogue à l’époque en
psychiatrie. En réalité, comme le démontrent les études sur les soins
primaires aux personnes dépressives, le taux de suicide varie entre 0 et
68 suicides par 100 000 années-personnes, et ce, pour tous les troubles
de l’humeur. Comme le fait remarquer Charles Medawar, si le taux de
suicide était aussi élevé que le prétendent les pharmaceutiques, il y
aurait un suicide par semaine parmi les patients de chaque médecin de
famille exerçant au Royaume-Uni72. En plus d’exagérer le risque de
suicide chez les personnes dépressives non hospitalisées, les
pharmaceutiques soutiennent qu’il est extrêmement onéreux pour la
société de ne pas traiter tous les cas de dépression. Aux États-Unis,
par exemple, PhRMA (l’organisme représentant l’industrie pharmaceutique)
et l’American Psychiatric Association ont mis au point une formule
permettant aux employeurs de calculer le taux de prévalence de la
dépression en milieu de travail et les avantages financiers que rapporte
le traitement de cette maladie73.
Inventer de nouveaux troubles
Afin d’augmenter leur part du marché et de maximiser leurs profits, les
pharmaceutiques ne cessent d’élargir les champs notionnels de la
dépression et de l’anxiété en y greffant de « nouveaux troubles », tels
que le trouble d’anxiété sociale, le trouble panique, le trouble
dysphorique prémenstruel et le trouble d’anxiété généralisée. Elles
peuvent alors faire prolonger la protection conférée par un brevet
(c.-à-d., le droit exclusif d’exploitation d’un médicament donné pendant
une période donnée) à certains ISRS. La prolongation du brevet se
traduit par d’énormes profits pour les pharmaceutiques. Charles Medawar
rapporte que la protection par brevet du Paxil, l’ISRS fabriqué par la
société GlaxoSmithKline, a été prolongée aux États-Unis à cinq reprises
entre 1998 et 2001. Le résultat : la société a pu exploiter cette marque
pendant au moins cinq années de plus et a réalisé des profits d’un
milliard de dollars par année74. Lorsque la part du marché qu’occupe un
ISRS commence à diminuer, les pharmaceutiques ont recours aux nouveaux
troubles afin de le « repositionner ». La société GlaxoSmithKline, par
exemple, a dû repositionner le Paxil lorsqu’un autre ISRS, le Zoloft,
est arrivé sur le marché. Désormais, le Paxil serait utilisé dans le
traitement du trouble d’anxiété sociale et du trouble
obsessionnel-compulsif. Par suite d’une campagne de promotion musclée,
le trouble d’anxiété sociale s’est classé soudainement au troisième rang
des maladies mentales les plus courantes aux
États-Unis. Cette initiative, qui était menée par une coalition de
groupes sans but lucratif représentant des patients et des
professionnels, avait été organisée par la firme de relations publiques
de GlaxoSmithKline. Selon docteure Marcia Angell, ancienne rédactrice en
chef du New England Journal of Medicine et auteure de The Truth about
the Drug Companies, la personne chargée du marketing du Paxil à l’époque
aurait déclaré :
Le rêve de tout spécialiste en commercialisation? Découvrir un marché
inconnu et l’exploiter. Et c’est exactement ce que nous avons fait avec
le trouble d’anxiété sociale75
Brendan Koerner, auteur et journaliste au Guardian, décrit la stratégie
de marchandisation de la maladie adoptée par les pharmaceutiques. Une
stratégie qui pourrait avoir été conçue « par une machine » selon Loren
Mosher, psychiatre et ancien cadre au National Institute of Health.
1. On met en évidence une affection mineure dont pourrait souffrir un
grand nombre de personnes (le trouble dysphorique prémenstruel ou le
trouble d’anxiété généralisée, par ex.).
2. Les pharmaceutiques financent des recherches qui démontrent l’efficacité du médicament.
3. Sur la foi d’un petit nombre d’essais cliniques, la FDA autorise la
mise en marché du médicament, qui a été testé uniquement contre des
placébos.
4. Dans des articles pour la presse grand public ou la presse scientifique, des médecins éminents
(souvent rémunérés par des pharmaceutiques) mettent en évidence la gravité et la prévalence
de l’affection.
5. On minimise les effets indésirables du médicament, ou on ne les
mentionne pas, dans les annonces publicitaire ou dans les rapports de
recherche.
6. Les résultats négatifs des essais cliniques ne sont ni publiés ni diffusés.
7. On confie la promotion du médicament dans les médias à de firmes de
relations publiques. Pour démontrer l’efficacité du médicament, on cite
des statistiques provenant d’études commanditées par le secteur privé.
8. Afin de donner un « visage humain » à cette nouvelle affection, on
crée et on finance un regroupement de personnes qui en souffrent. Leurs
témoignages et leurs commentaires seront largement diffusés dans les
médias76.
Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM),
l’ouvrage qui définit et décrit les troubles mentaux, a également
contribué à élargir le concept de dépression. Le DSM est utilisé à
l’échelle mondiale et a toujours reflété, depuis la première édition,
les croyances et les valeurs dominantes de l’époque. Le comité éditorial
du DSM-I, paru en 1952, était dominé par les psychanalystes. En 1973,
année de parution du DSM-III, ce comité regroupait des psychiatres qui
défendaient la théorie selon laquelle les problèmes de santé mentale
sont d’origine biologique ou pharmacologique plutôt qu’affective ou
situationnelle. Depuis lors, le
nombre de troubles mentaux étiquetés a crû rapidement : de 106 dans le DSM-I, il est passé à
plus de 350 dans le DSM-IV77. Et les pharmaceutiques ont contribué à ce
processus. En voici un exemple, cité par Paula Caplan, psychologue et
auteure de plusieurs ouvrages sur le DSM et les méthodes servant à
définir les troubles mentaux. Vers la fin des années 80, les auteurs du
DSM ont inventé de toutes pièces un trouble mental : le trouble
dysphorique prémenstruel (TDPM), et ce, malgré l’absence de preuves
empiriquesattestant que ce « trouble » existe réellement. On recommanda
d’emblée un seul traitement : un ISRS, le Prozac habituellement.
Pourtant, il existe d’autres moyens de soulager les douleurs
prémenstruelles, dont les suppléments de calcium, l’exercice ou les
groupes de soutien. En juin 1999, alors que le brevet pour le Prozac
venait à échéance, la société Eli Lilly a réuni des experts aux
États-Unis afin d’obtenir l’homologation du TDPM, ce qui lui permettrait
de prolonger le brevet pour le Prozac sous un nouveau nom (Serafem).
Selon Mme Caplan, la mise au point du Serafem a prolongé de sept ans le
cycle de vie du Prozac et a permis au
fabricant d’empocher des millions de dollars78, car le Serafem, bien qu’identique au Prozac, était vendu plus cher.
La promotion des ISRS auprès des médecins
Les sommes consacrées par l’industrie pharmaceutique au marketing et à
l’administration sont 2,5 fois supérieures à celles destinées à la
recherche-développement. Et l’écart ne cesse de s’agrandir. Entre 1995
et 2000, le nombre d’employés affectés à la commercialisation dans les
pharmaceutiques états-uniennes a augmenté de 60 % alors que le secteur
de la recherche a perdu 29 % de son effectif79.Les activités de
promotion auprès des médecins représentent 85 % de l’ensemble des
dépenses engagées par les pharmaceutiques en matière d’activités
promotionnelles. Ces activités englobent les rencontres avec les
médecins (cabinets et milieu hospitalier), la distribution
d’échantillons gratuits et la parution d’annonces publicitaires dans les
revues médicales. Entre 1996 et 2000, on a observé une hausse de 58 %
dans ce secteur d’activité80. On estime que, chaque année, aux
États-Unis, les pharmaceutiques consacrent 25 000 $ par médecin à la
promotion de leurs produits. Il n’y a pas de données comparables pour le
Canada81
La distribution d’échantillons gratuits aux médecins et aux hôpitaux contribue à la surutilisation
des ISRS. En 2003, le coût de ces échantillons se chiffrait à 16,3
milliards de dollars aux ÉtatsUnis. À ceci s’ajoutaient 4 milliards pour
les visites effectués par les représentants commerciaux82. Le docteur
Ashley Wazana, psychiatre et chercheur, est l’auteur d’une recension des
recherches portant sur les interactions entre les médecins et les
représentants des pharmaceutiques. Il conclut que « si le médecin
accepte un échantillon, il est plus porté à bien connaître, voire
préférer, un médicament, à prescrire sans hésiter un nouveau médicament
et à avoir une attitude favorable à l’égard des représentants
pharmaceutiques83».
Selon le docteur David Healy, les congrès médicaux, dont ceux de
l’American Psychiatric Association, se sont transformés en « cirques »
promotionnels et commerciaux. Désormais, les services de
limousine,l’hébergement dans des hôtels de luxe, les repas, les réunions
de tous les comités, les activités sociales, les publications, les «
conférences spéciales » et les échantillons sont offerts gracieusement
par l’industrie pharmaceutique. Les colloques organisés en marge de
l’événement principal par les pharmaceutiques sont aussi fort
populaires. Des conférenciers rémunérés par l’industrie profitent de ces
tribunes pour mousser sans réserves leurs propres médicaments. Comme
bon nombre de ces séances sont largement commentées dans les revues
médicales, cela donne un portrait faussé exagérant le nombre d’essais
cliniques et de résultats positifs84. La publicité dans les revues
médicales renforce les messages communiqués antérieurement par les
représentants commerciaux. Ainsi, Munce et al. révèlent, dans leur
recension des revues des associations canadienne, états-unienne et
britannique de psychiatrie, que 57 % des publicités sur des psychotropes
mettent en vedette des femmes; que 67 % des annonces ciblant les 20 à
40 ans sont destinées aux femmes, tout comme la majorité (90 %) des
annonces ciblant les personnes âgées (81 ans et plus)85. Les auteurs
soulignent aussi que bon nombre de ces annonces sont trompeuses ou peu
réalistes. En outre, toutes les annonces véhiculent, à l’aide d’une
échelle des émotions (des plus négatives aux très positives), le message
suivant : prendre le médicament entraîne une nette amélioration de la
santé mentale. Ce genre de publicité minimise la possibilité d’un échec
du traitement médicamenteux et les effets indésirables du médicament.
Les médecins se fondent beaucoup sur les guides de pratique clinique
(GPC) dans leur exercice quotidien. Les GPC offrent aux médecins une
synthèse des résultats d’essais cliniques et des recommandations de
spécialistes sur le traitement de diverses affections, dont la
dépression. Ces guides sont publiés et diffusés sur une grande échelle,
ce qui en fait la « bible » d’un grand nombre de médecins.Choudry et al.
ont constaté, après avoir étudié des GPC européens et nordaméricains
sur le traitement de diverses maladies, dont la dépression, que 87 % des
auteurs avaient eu des rapports de quelque sorte avec l’industrie
pharmaceutique. Dans environ 60 % des cas, il s’agissait de rapports
avec des sociétés dont les médicaments étaient mentionnés dans les
guides. Choudry ajoute que, dans la majorité des cas, les auteurs
n’avaient pas inclus de mise en garde sur la possibilité de conflit
d’intérêts86; son étude toutefois n’explore pas les répercussions que
pourrait avoir le parti pris des auteurs sur le contenu des GPC.
Les soins et leur financement : des changements qui font réfléchir
Au Canada, un nombre élevé de personnes n’ont plus de médecin de famille
ou se tournent vers les urgences ou les cliniques sans rendez-vous
lorsqu’elles ont besoin de soins médicaux. Il s’agit, dans bien des cas,
de soins de courte durée prodigués de manière impersonnelle. Par
ailleurs, les omnipraticiens, qui prescrivent 81 % des ISRS, ont parfois
une très lourde charge de travail et n’ont pas toujours le temps
d’écouter leurs patients. Pour certains d’entre eux, les ISRS
représentent donc une solution rapide aux difficultés que certains
événements de la vie suscitent chez leurs patients (deuil, ménopause,
stress lié au travail, retraite ou problèmes conjugaux). Ajoutons à ceci
que, s’il y a dépassement des montants prévus pour les services
psychologiques, la plupart des régimes d’assurance médicaments ou
d’assurance maladie, ne prendront pas
nécessairement en charge l’excédent. Ils couvrent toutefois les
consultations médicales qui se terminent, en général, par la proposition
de médicaments contre la dépression. Selon des recherches menées aux
États-Unis, la psychiatrie suit aussi la même tendance. Olfson a
constaté qu’entre 1985 et 1995 la durée des séances chez le psychiatre
avait diminué, que les séances étaient moins souvent de nature
psychothérapeutique et que le psychiatre remettait plus souvent une
ordonnance pour un médicament. Le nombre de consultations durant moins
de 10 minutes avait augmenté87. On ignore si cette tendance a cours au
Canada.
La promotion des ISRS directement aux consommateurs
En 2000, la société GlaxoSmithKline a consacré 91,8 millions de dollars à
la promotion du Paxil aux États-Unis, soit presque 15 millions de plus
que les sommes allouées par Nike à la promotion de ses chaussures de
course. Ces dépenses ont porté fruit, puisque le chiffre de ventes de la
société a augmenté de 355,6 millions de dollars entre 1999 et 200088.
Les dépenses consacrées à la publicité directe des médicaments
d’ordon
30/08/2016 @ 09:51:53
par chantal daver
Merci Michel pour cette mine d'information,Dominique Mais ...
14/03/2011 @ 17:35:54
par dominique